
Intelligence Artificielle : deux mots, deux lettres, IA, que l’on prononce tellement facilement qu’on en oublierait presque tout ce qu’elles cachent. Tellement de complexité technologique, évidemment, mais aussi de potentielles révolutions cognitives, de chamboulements économiques, professionnels. Deux lettres derrière lesquelles se cachent des externalités négatives majeures sur le plan écologique. Comment les JT prennent-ils en compte ce dernier aspect du sujet ?
Synthèse
Les 10 et 11 février derniers, la France organisait un sommet international pour l’action sur l’intelligence artificielle, précédé par 4 jours riches d’événements scientifiques et culturels.
Du côté de la société civile, un contre-sommet a été organisé au théâtre de la Concorde, pour discuter des effets de l’IA générative sur l’environnement, sur l’éducation, sur le travail, sur les métiers de l’information et de la culture. De façon moins formelle, des organisations militantes ont alerté sur la “submersion” de tous les pans de nos sociétés par des outils d’intelligence artificielle et sur l’agenda politique d’extrême droite des plus grands promoteurs de ces technologies. Voir sur Le blog de LeProgès Matue.
Plus proche de nos JT, l’émission C ce soir du 7 février a permis un échange de quelques minutes qui servait sur un plateau les différents sujets que les JT auraient pu choisir d’éclairer dans les quelques jours de cette fenêtre médiatique.
Alors évidemment, le développement de l’IA n’est pas directement une question d’ordre écologique, comme peuvent l’être une sécheresse, une inondation ou la bétonisation d’un espace naturel, par exemple. Mais le sujet nous a particulièrement intéressé par la nature des conséquences qu’il a, tout de même, sur ces enjeux écologiques. Tout d’abord, ce développement implique des consommations d’énergie et de ressources considérables (composants informatiques et eau pour le refroidissement). Par ailleurs – et comme pour tout développement technologique -, le déploiement de l’IA pose question, ou devrait poser question, sur les usages qui en sont faits : sont-ils au service d’un monde bas carbone ou, au contraire, accélèrent-ils la course à la surconsommation, entretiennent-ils la croyance en une science toute puissante face aux crises écologiques ?
Or, la tendance semble plutôt être inverse. En un temps record, l’intelligence artificielle a fait immersion dans nos quotidiens, privés ou professionnels, comme une évidence non questionnée, non questionnable. Comment les journaux télévisés traitent cet état de fait qui, grâce à ce sommet international, se cristallise dans l’actualité ?
Dans les JT de TF1, France 2 et M6, entre le 9 février (veille du début du sommet) et le 12 février, ce lien entre l’explosion présente et à venir de l’IA et les enjeux écologiques n’a presque pas été traité, malgré une place significative accordée au sommet et à l’IA en général.
En détails
Chez TF1
1 sujet le dimanche 9 février, 3 le lundi 10, aucun le mardi 11 ni le mercredi 12
En résumé :
L’IA est une course dans laquelle il faut se lancer et la France dispose de beaux atouts pour cela. C’est une source infinie de développements technologiques qui vont nous faciliter la vie et ouvrir des secteurs économiques entiers. à travers les 4 reportages dédiés à l’IA sur la période, a-t-on parlé des limites ou des risques de ces technologies ? Très peu, et quasi exclusivement ceux liés à la désinformation. Les enjeux écologiques – seule la question de la bétonisation des sols est évoquée – ne nécessitent apparemment que 5 à 10 secondes, dans le flot de longues minutes béates.
Dimanche soir
“I.A. : la France peut-elle rattraper son retard ?”. Le reportage se focalise sur la compétition internationale (comment rattraper la Chine et les USA?). On parle stratégie (formation des talents, investissements pour construire des datacenters…) et on évoque l’exploitation de l’IA dans le domaine médical et notamment dans l’amélioration des diagnostics. Aucune évocation des questions écologiques que peut soulever le développement massif de ces technologies. L’IA est déjà une réalité dans ce monde, elle peut être à l’origine de grands progrès et il faut rentrer dans la course. Pour TF1, ce dimanche, il n’y a pas de débat.
Lundi soir
On rentre un peu plus dans le dur du sujet : En ouverture de JT (juste après le point sur le meurtre d’une adolescente), on rapporte l’annonce de 109 milliards d’euros d’investissements faite par Emmanuel Macron dans la journée et le reportage “Emplois, investissements : comment l’IA va transformer la France” commence à Cambrai, où un datacenter géant doit voir le jour dans les années à venir. On évoque les atouts de la France pour accueillir ces infrastructures : un réseau d’énergie puissant, assez peu polluant (nucléaire, éolien et solaire) et SURTOUT pas cher ! On précise aussi que des facilités seront accordées par les autorités pour autoriser ces constructions. L’occasion de laisser quelques secondes à Marianne Enault, journaliste environnement de la chaîne : « il va être possible de déroger à certaines règles, notamment sur la bétonisation des sols. On va pouvoir construire plus vite et ça, bien sûr, ça pose des questions environnementales« . Rien de plus.
Le reportage se conclut sur les quelques 20 000 emplois attendus en France dans les 5 ans grâce à l’implantation de tous les datacenters. Que de bonnes nouvelles en fin de compte !
En fin de JT, l’IA revient avec un reportage à Londres de Yani Khezzar – une destination manifestement inévitable pour… découvrir tous les services qu’un téléphone peut nous rendre lorsqu’on lui a intégré des outils d’IA (!). Festival technophile : retouche de photo simplifiée, reconnaissance d’objet et recherche automatique des sites pour l’acheter, assistant de secrétariat, recherche de billets d’avions à moins de 300€ pour New-York, … Le seul “expert” présenté comme tel est en fait un cadre dirigeant dans un grand cabinet de conseil en stratégie fondé sur l’usage de la technologie pour optimiser les performances de ses clients… Son apport ? Une affirmation péremptoire : “Dans quelques années tout le monde ou presque tout le monde se servira de l’intelligence artificielle sans même savoir que c’ est l’intelligence artificielle. De la même manière on se sert de l’électricité ou d’internet sans vraiment se poser la question” Une place pour la mise en question des usages présentés ? Sur le poids qu’ils font peser sur l’énergie et les ressources ? Non. Une prophétie qui consacre l’ignorance.
Dans la foulée, Yanni Khezzar rentre en plateau pour un numéro de prestidigitation artificielle, histoire de démontrer que l’IA permet de générer des deepfakes et constitue un risque de désinformation. Hop je parle avec la voix de Gilles Bouleau, hop, je prends le visage de Gilles Bouleau… Une démonstration qui, si elle peut générer de l’inquiétude, ne met pas clairement en lumière les questions éthiques et sociétales que posent l’IA, notamment l’IA générative. Un passage au contre-sommet de l’IA au théâtre de la Concorde aurait été plus intéressant et moins coûteux pour la rédaction de TF1 😉
Chez France 2
3 sujets le dimanche 9 février, 6 (!) le lundi 10, aucun le mardi 11 ou mercredi 12
En résumé :
Fr2 décline un sujet avec une grande diversité de reportages. C’est probablement un effet bénéfique du rallongement de leur JT. Malheureusement, comme on l’avait remarqué dans les premières éditions de ces JT “rallongés”, les questions environnementales n’en sortent pas spécialement grandies. Sur France 2, seule une très courte et superficielle évocation d’un enjeu écologique est concédée parmi les 9 reportages proposés par la chaîne.
L’entretien exclusif d’Emmanuel Macron, la veille de l’ouverture du sommet international, n’aura permis d’évoquer les enjeux écologiques que par le biais de l’énergie. Environ deux minutes pour expliquer que nos futurs datacenters seront propres parce que notre réseau électrique est décarboné…
Dimanche soir
En plateau, Sonia Chironi introduit le sujet de l’IA en affirmant que l’ “on parle beaucoup de ses dangers et peut-être un peu moins de ses potentialités, qui sont immenses. Encore faut-il ne pas manquer le train en marche”… Le ton est donné. Le sujet est introduit par la tenue du sommet, justifiant une prise de parole présidentielle le soir même sur France 2 (pardon, une interview menée par L. Delahousse et une consœur indienne). Sonia Chironi mentionne tous les secteurs qui pourraient être révolutionnés (santé, éducation, recherche, énergie, … vie quotidienne) et le 1er sujet choisi pour illustrer cette “révolution” est édifiant : nos achats de vêtements ! “L’intelligence artificielle se met (aussi) au service de votre garde-robe”. Les usages individuels de l’IA existent déjà mais, surtout, les marques investissent pour nous offrir des outils permettant de mieux choisir nos vêtements en ligne. Un coût vite remboursé grâce à l’augmentation des ventes… Rappeler ce que représente l’industrie de la mode dans nos émissions de gaz à effet de serre ? Dans notre gaspillage de la ressource en eau ? Dans les inégalités Nord-Sud ? Pas nécessaire, le sujet, c’est la révolution de l’IA, point. (un sujet de 3 minutes, tout de même!)
Le second reportage, dans la foulée, aborde les enjeux stratégiques du positionnement de la France et de l’Europe dans la course à l’IA “Intelligence artificielle : la France peut-elle rivaliser ?”. Financements étrangers, partenariats, entre pays,
“L’intelligence artificielle : un tournant pour l’économie ?”
Ce JT de France 2 offre une vision particulièrement positive de l’IA, et les points d’interrogation dans les titres de reportages ne sont là que pour le principe. L’idée qu’il puisse y avoir des dangers pour les métiers est très brièvement évoquée mais vite balayée voire contestée. Le positionnement des sujets est clairement en faveur des potentialités de l’IA dont on parlerait soi-disant bien moins que de ses dangers. Aucun rapport entre l’écologie et l’IA n’est fait. Mieux, on a même une valorisation de l’utilisation de l’IA dans l’industrie de la mode, qui permet d’accroître l’activité d’un secteur déjà bien problématique en termes écologique et social…
Lundi soir
Ce JT est particulièrement généreux avec le sujet, la longueur permettant de feuilletonner et ainsi de multiplier les angles de vue sur un sujet donné. En l’occurrence, 6 reportages éclairent la question de l’IA. Le principe est louable et efficace pour faire entrer les téléspectateurs dans la complexité d’un sujet. C’est riche et informatif. On parle beaucoup des investissements financiers énormes (notamment à Cambrai), des retombées économiques attendues, en terme d’emploi notamment. On parle technique, aussi, pour expliquer comment “travaille” l’IA, alimentée par les big data…
Arrivant en 4ème position, le reportage “Intelligence artificielle : la consommation électrique, un défi pour l’avenir de l’IA” aborde enfin une question pourtant existentielle pour la technologie dont on parle. Accessoirement, cette question est aussi existentielle pour l’habitabilité de la planète… mais ça n’est pas dit en ces termes. En deux minutes, le reportage aborde tous les grands enjeux écologiques liés au développement de l’IA. Les enjeux énergétiques, d’abord, rappelant que le seul datacenter (sur les 35 nouveaux sites prévus en France) sur lequel doivent investir les Emirats Arabes Unis consommera autant que la métropole de Bordeaux. Mais le reportage tempère bien vite cette prévision inquiétante. Le gestionnaire de réseau (RTE) rassure : “nous avons exporté 90 TWh d’énergie l’année dernière, on prévoit une consommation de 30-40 TWh pour les datacenters en 2030-2035 donc nous avons les moyens de fournir de l’électricité décarbonée et abondante”. Bon, aucun problème énergétique, donc ? Le sujet se limite aux propos rassurants de RTE. On n’évoquera pas l’urgence à électrifier les transports, le chauffage, l’industrie…
Le reportage continue sur la consommation en eau et en terres rares, faisant intervenir Théo Alves, le fondateur de Data for Good. Les constats sont posés, c’est bien, mais ils ne sont pas creusés (conséquences concrètes sur les ressources, sur la qualité des eaux, sur les tensions géopolitiques…). Le reportage réussit même à finir sur une note positive, toute la chaleur dégagée par les datacenter pourra être utilisée pour chauffer les villes. Que demande le peuple ?!
En ce qui concerne France 2, il faut tout de même mentionner deux séquences supplémentaires :
1° le 7 février, quelques jours avant l’ouverture du sommet, un reportage traite le projet de datacenter financé à hauteur de nombreux milliards par les Emirats Arabes Unis. Les enjeux écologiques (énergie et ressources) sont mentionnés, mais cette évocation est tenue à distance du journaliste et n’est pas associée à une parole experte, juste reléguée à la posture militante : “la demande en énergie et la consommation de ressources” étaient ainsi “pointées du doigt par les défenseurs de l’environnement”.
2° le 9 février, veille de l’ouverture du sommet, un entretien est accordé par E.Macron en fin de JT (qui a été raccourci pour l’occasion). Sur ces plus de 35 minutes, qui sont intégralement dédiées à l’IA, seules deux abordent des enjeux écologiques. Le sujet est amené de façon incidente par Laurent Delahousse, au détour d’une discussion sur les grands fonds d’investissements qui s’engagent dans la construction de datacenters. La réponse se focalise sur les enjeux énergétiques et n’est que rassurante. Tout d’abord, la France est championne de l’énergie propre, que nous produisons en excédent, donc nos futurs datacenters seront propres. Second point, il faut développer une IA “frugale” (sans expliquer ce que l’on entend par là…). Aucune relance sur ces questions énergétiques et notamment sur les conflits d’usage, encore moins sur la mise en tension d’autres ressources (métaux rares, eau…).
Chez M6
3 sujets le dimanche 9 février, 2 le lundi 10, 2 le mardi 11 et 1 le mercredi 12.
En résumé :
Avec des sujets répartis sur 4 jours, M6 reçoit la palme de l’endurance pour la couverture du sujet “IA”. Pour autant, ce déploiement, a priori pédagogique, ne bénéficie que très peu au traitement des enjeux écologiques. Ces aspects ne sont pas approfondis et ne pèsent pas lourds face à tous les usages de l’IA qui sont décrits, commentés, vantés, craints… C’est d’autant plus dommage que M6 faisait sa “semaine green” du lundi 10 au dimanche 16 février…
Dimanche soir
Dans ce JT, l’intelligence artificielle est présentée sous trois angles. Dans le premier reportage, nous découvrons comment le sommet organisé en France offre la possibilité à des familles de s’initier au potentiel des IA. C’est assez anecdotique.
La seconde séquence se met au service du storytelling présidentiel : E. Macron a fait le choix de diffuser les vidéos satiriques qui le mettent en scène pour interpeller les Français sur les potentialités de l’IA et pour attirer l’attention sur le fait que la France souhaite porter une volonté de régulation dans ce sommet international.
Enfin, le dernier reportage dresse le tableau des forces internationales en présence (USA et Chines en poids lourds) et positionne l’Europe comme possible challenger (“doit se montrer conquérante”). Le besoin de régulation est évoqué et, dans ce contexte, le terme “éthique” est employé, sans pour autant être expliqué. La seule mention d’un éventuel enjeu écologique est finalement tourné en un atout français : la France a une électricité nucléaire, donc bas carbone, qui permet d’alimenter les centres de données. Aucune réflexion sur les futurs conflits d’usages énergétiques, sur les autres impacts environnementaux liés à ce développement technologique.
Lundi soir
Encore deux reportages ce lundi soir, jour d’ouverture du sommet international. Le premier reprend l’angle de l’illustration des applications de l’IA, en se focalisant notamment sur ses potentiels apports au “développement durable” (évaluation de l’état de la forêt amazonienne, étude de la présence d’animaux par comparaison d’images satellites successives, trouver un rouge à lèvre biodégradable (?!)). L’IA serait donc, manifestement, une chance pour l’écologie !
Heureusement, un contrepoint est fait avec le reportage qui suit, dédié à la consommation d’énergie, d’eau et de terres rares dans les centres de données. Alors, chance ou menace écologique ? Juxtaposition ne vaut pas explications…
Mardi soir
Deux reportages à nouveau, M6 a fait le choix de suivre le sujet, la démarche est intéressante ! Ce soir, on n’entend cependant plus parler des enjeux écologiques liés au développement de l’IA. Le premier sujet revient sur les investissements massifs concédés par l’UE, sur les enjeux de régulation, révélant des points de vue opposés entre l’Europe et les Etats-Unis. Le second exemplifie encore (!) l’usage de l’IA, dans le domaine policier cette fois. Là encore, pas question d’avoir une vision critique en se questionnant sur les risques potentiels qui pèsent sur les libertés individuelles dans une société de surveillance généralisée. Non, le reportage montre les preuves de l’utilité de l’IA pour la police scientifique, pour l’exploitation d’images vidéo ou pour élucider des cyber-arnaques…
À noter que ce JT s’est terminé par un long entretien avec Yann Arthus-Bertrand, dont le film “Nature, pour une réconciliation” (co-écrit avec Anne-Sophie Novel), était révélé le soir même sur M6. L’entretien, très centré sur des aspects émotionnels, aurait pu être l’occasion de se questionner sur l’explosion des usages de l’IA, sur la place qu’on lui accorde dans nos vies, dans nos systèmes de production/de consommation… Dommage.
Mercredi soir
Le sommet de deux jours s’est clos la veille, et M6 propose un nouveau reportage, contrairement à TF1 et France 2. Bravo ! On y parle des IA génératives qui polluent… les plateformes musicales ! Désolé pour l’ascenseur émotionnel. Nous aussi on y a cru un instant. Ceci dit le sujet n’est pas inintéressant : il s’agit de “contamination”, par des contenus générés par IA, des albums produits par des artistes de chair et d’os et nécessitant une visibilité pour vivre de leur art. Il s’agit aussi du pillage, par l’IA, des droits d’auteurs dont jouissent ces créateurs. Mais, las… Encore une fois il ne sera pas question d’écologie dans ce reportage.